L’architecture comme moyen de symbolisation des institutions politiques et sociales à Berlin et Paris entre 1871 et 1918
 
Le projet ici ébauché se propose d’étudier l’architecture publique et sacrale berlinoise et parisienne entre 1871 et 1918, ce dans une perspective comparative. Sur le plan méthodologique, il s’agira de réexaminer la question de savoir si l’histoire des styles  - assez désavouée depuis la victoire de l’art moderne et de son concept d’histoire de l’art  - peut contribuer à une interprétation du phénomène du style comme indicateur de mentalités collectives ou individuelles historiquement formées. Pour ce faire, il faudra reforger le reproche continuellement répété selon lequel l’historie des styles serait une méthode superficielle d’analyse des formes en un avantage méthodologique : d’un manque de profondeur à l’éloge de la superficialité.

 

Comme nous soupçonnons en effet certaines correspondances entre l’architecture publique et les idées directrices du système socio-politique, nous nous proposons d’introduire comme catégorie-clef de la comparaison celle de la fonction de l’architecture pour les différentes institutions l’utilisant - une approche qui peut poser le problème de l’incompatibilité des secteurs à comparer. Par exemple, un système profondément didactique comme la République, qui promeut un consensus social, s’est avant tout profilé dans la construction d’écoles, alliant la standardisation d’un modèle de base et la diversité formelle la plus grande possible, ce qui permettait des innovations aussi bien esthétiques que fonctionnelles. Du coté de l’Empire allemand se dessinent au contraire certains secteurs florissants significatifs d’un groupe socio-politique s’identifiant et se confondant avec un puissant Etat national et économique – pensons ici à la nouvelle Banque impériale, à l’ensemble du Reichstag et de la Place Royale (Königsplatz) et à l’Allée de la Victoire (Siegesallee). Il est significatif que l’on débattît à l’époque sur la question de savoir quel était le référent du Reichstag: la nation, l’Empire ou le peuple souverain?

La représentation architecturale du rapport entre les institutions Etat et Eglise devra aussi être étudiée, ce parce que le type architectural « église » a assumé des fonctions idéologiques de premier rang. En particulier en France, la lutte pour la laïcité s’est manifestée en un combat de styles entre l’intégrisme ultramontain et le laïcisme. Les partisans du premier se sont rangés sous la bannière du style romano-byzantin (on n’a qu’à penser à ce monument du catholicisme conservateur qu’est le Sacré-Cœur, ainsi qu’a son statut administratif particulier). Mais l’on observe aussi la naissance de monuments modernistes comme St.-Jean-de-Montmartre ou Notre-Dame-du-Travail, qui sont la glace déformante du Sacré-Cœur quant au style, à la construction, au mode de financement et à la démarche administrative.

Le Kulturkampf mené dans l’Empire allemand et le quasi protestantisme d’Etat prussien ont favorisé le renforcement de formes stylistiques considérées comme protestantes et nord-allemandes; en plus, l’on tenta d’établir un lien à grande échelle entre dynastie (calviniste) et Eglise :  nous renvoyons ici à la mémoire des princes cultivée à la cathédrale de Berlin (Berliner Dom), mélange de néo-baroque et de style Renaissance, et à l’église dédiée à la mémoire de l’empereur Guillaume Ier , la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, édifiée en style néo-roman, toutes les deux chargées des prétentions impériales, se rapportant soit à des formules générales de puissance, soit à celles tenues pour être caractéristiques du passé national.

Il faudra alors étudier le rapport entre le phénomène visuel du style et l’institution représentée. Pour cela, l’on devra révoquer le ban auquel l’histoire des styles est soumise : au plus tard depuis que Panofsky a critiqué la typologie des formes visuelles dressée par Wölfflin, le reproche de manque de profondeur a dominé. Au cours du « siècle historique », l’histoire des phénomènes d’art et l’historiographie de l’art (en tant qu’histoire des styles) constituaient des vases communicants argumentant visuellement et pratiquement contre le vide ouvert par la perte menaçante de la tradition. La tendance croissante dès le début du siècle à créer des styles nationaux fut épaulée par le discours tenu par l’histoire de l’art, lequel devait consolider la validité de ces paradigmes par l’objectivité scientifique. Ces essais se révélèrent insoutenables à long terme en raison de leur prétention d’exclusivité, ce d’autant plus qu’ils projetaient sur des entités souvent pré-nationales l’idée d’un art chargé de prétentions nationales. De cette façon, l’on pourra caractériser le style et le discours des styles mis en rapport direct avec la nation de grandeur institutionnalisée, de vocabulaire formel valant exclusivement norme ou de paradigme canonisé de l’histoire de l’art (d’ailleurs, cette tradition ne fut jamais totalement abandonnée : l’on ne trouve guère d’études dépassant les cadres nationaux au bénéfice des perspectives comparatives).

Le problème de cette double dimension est rendu encore plus complexe par l’observation suivante : malgré un nombre approximativement illimité d’allusions stylistiques, l’on appliquait en réalité un vocabulaire limité de formules architecturales pathétiques (Pathosformeln). La possibilité de double ou de multiples significations des ces modèles fait, bien sûr, problème pour une étude de l’iconologie politique visant à dégager les particularités des systèmes comparés. Ces formes qui isolent des aspects de tout un champ de possibles significations selon le contexte institutionnel ou urbaniste furent appliquées avec abondance par les Etats de droit administratifs modernes – ce que l’analyse de l’architecture publique berlinoise et parisienne confirmera ou infirmera. Le concept d’analyse de la Pathosformel impose, de plus, d’étudier le changement historique voire l’inversion des significations en dépit de la continuité du signifiant – ce dont il s’est originellement acquitté dans l’analyse de l’art Renaissance étudié par Aby Warburg. Dans ce contexte, la question surgit de savoir si le conservatisme symbolique, c’est-à-dire l’application de modèles aristocratiques à une institution démocratique, constituait la réévaluation adéquate de celle-ci ou, au contraire, l’usure croissante des formes symboliques, autrement dit : le détachement du signifié du signifiant. Peut-on étudier séparément production et réception ? Au moins l’exemple du Reichstag montre-t-il que les deux furent inextricablement mêlés. En particulier, la question, déjà évoqué, de la continuité symbolique et de la discontinuité institutionnelle devrait se révéler de première importance pour la comparaison. Dans un avenir proche, il nous incombera de développer une classification à la fois suffisamment claire et flexible pour définir les paramètres définitifs de la comparaison et, ce faisant, pouvoir délimiter l’abondance des réalisations architecturales en gardant un équilibre raisonnable entre dimension fonctionnelle, stylistique et sémiotico-historique.